XIII

« Arrêtez-vous ici. »

Papus n’avait pas eu le courage de pousser jusqu’à Montreuil et avait interrompu la course à la porte de Bagnolet. Il avait vu par la vitre les grandes lettres noires sur la façade, SALONS POUR NOCES ET FESTINS et s’était laissé séduire par le joli mot, festins, même s’il n’avait pas faim. La grande bâtisse faisait pension pour les voyageurs de commerce qui montaient à Paris, ceux qui venaient de l’Est, ceux qui la veille au soir n’avaient pas osé se laisser avaler par la capitale et avaient cherché ici la trêve d’une nuit.

La salle du bas ouvrait tôt pour écumer du flot des travailleurs du matin son compte d’âmes égarées. La porte restait ouverte et répandait dans la rue ses appâts d’anis et de tabac. Papus prit une place face au zinc. Avec sa veste de lin et son canotier, sa barbe frisottante et les pommettes rougies par l’air frais, il avait l’air d’un vive-la-joie sur la route des bords de Marne. Il prit un blanc sec et s’amusa avec les autres d’une pauvre femme déjà ivre qui insultait le monde, un nourrisson dans les bras. La mégère passerait la journée à charrier des tas de linge à la laverie d’à côté pour les trois pièces qu’elle reviendrait dépenser ici. Papus adressa un sourire à son poupon apathique, essayant de capter le petit regard, souillé par la débilité précoce des fils d’absinthique. Puis la femme sortit dans les rires, s’accrochant au cadre de la porte, la main de la mort déjà posée sur l’épaule.

« Il devrait la virer ! » lança un cheminot crasseux qui, étrangement, avait troqué sa casquette pour un bonnet de marin comme le faisaient parfois les immigrés bretons.

« Elle n’est plus bonne à rien.

— Que voulez-vous qu’elle bosse dans un état pareil ! »

Le tribunal avait tranché.

« Monsieur Duménil est un brave homme, je le connais bien, intervint le cafetier. Il continuera à la payer jusqu’à ce qu’elle crève. Il ne met pas les gens à la rue comme ça !

— C’est un homme bien, votre monsieur Duménil, ajouta Papus. À la santé de monsieur Duménil ! »

La formule magique était lancée. La discussion était close. On rit encore, on se tapa dans le dos et on passa à autre chose.

C’était bien là que Lucrèce se trompait, pensa Papus. Les patrons ne sont pas les monstres sans âme qu’elle imaginait. Ou plutôt qu’imaginaient à sa place ses bons amis les révolutionnaires, plus à l’aise dans les sociétés savantes de la rue Danton qu’au zinc des buvettes populaires. Tiens ! Dimanche prochain, il lui demanderait d’inviter son Lénine et il les amènerait ici, et ils iraient ensemble serrer la main du bon monsieur Duménil. Lénine n’était qu’un novice qui avait besoin de voir les choses pour les comprendre. Un jeune cerveau, ça a vite fait de s’envoler dans l’air chaud de Paris. La fraîcheur de banlieue lui ferait du bien.

Dans la rue, un chauffeur en livrée faisait l’animation en bloquant la chaussée. Un tramway, même, avait dû marquer l’arrêt, provoquant l’esclandre chez les usagers, impatients de gagner qui son atelier, qui son bureau. Alors que le flot des travailleurs se heurtait au barrage et noircissait l’attroupement, une berline monumentale franchit un porche pour défiler au ralenti devant les rangs de la populace. La voiture déballait son opulence sans aucune retenue, à coups de tôles grenat cadrées de barres chromées et soulignées de la nacre des marchepieds. Puis l’équipage prit de la vitesse, vers Paris, laissant aux gueux un pet du moteur et un nuage de suie.

« Voilà Duménil qui part au Luxembourg ! commenta le cafetier.

— Monsieur Duménil, le blanchisseur ? » interrogea Papus.

Le gros gars en tablier rit de bon cœur en tournant son torchon dans un verre à pied.

« Monsieur le sénateur, vous voulez dire !

— Monsieur Duménil est sénateur ?

— Oui. Et c’est son fils qui alimente en beaux draps bien blancs tous les hôtels chic de la banlieue est. Avec le carnet d’adresses de papa, tu parles d’une affaire ! »

Papus piqua du nez dans son blanc sec.

« Saloperie !

— Je vous en ressers un ? »

Il se souvint des ouvriers de Lucrèce, couchés dans leurs bacs en bois, abêtis par la gnôle à deux sous dont les abreuvait un patron bienveillant. Dans le fond, la soiffarde au nourrisson ne lui coûtait pas bien cher, au bon monsieur Duménil. Trois pièces par jour et il s’achetait sa bonne conscience, pas besoin d’en parler à confesse. Il était là, le progrès de la civilisation ! Peut-être avaient-ils honte, les rois égyptiens qui droguaient les esclaves au chanvre indien pour qu’ils ne pleurent pas sous les fouets. Suffisamment pour confier la besogne à leurs négriers nubiens. Aujourd’hui, il suffisait de donner trois pièces au pue-la-sueur qui allait s’empoisonner tout seul, lui et sa descendance. Et tout ça, avec le masque de la charité, de la bonté en voiture rouge.

Peut-être qu’une république menée par des cheminots à bonnet de marin empêcherait ses enfants de s’abrutir à l’absinthe ? Un gouvernement issu du peuple qui aimerait ses travailleurs comme des membres de sa famille qu’on ne laisse pas se noyer sans rien dire.

C’était ça dans le fond qu’il voulait le Lénine de Lucrèce. Changer les rôles et installer tout en haut les cheminots crasseux et les blanchisseuses. Mais pour ça, il fallait d’abord faire de la place en délogeant les beaux messieurs. On ne fait pas d’omelette…

Ah ! il n’y comprendrait jamais rien à la politique ! Il finir son verre à petits coups, du bout des lèvres, pour qu’il dure bien longtemps. Peu importe la finalité, ce soir, l’acte de Lucrèce avait été une trahison. Non. Le mot était trop fort. Une perfidie ? Pas vraiment puisqu’elle n’avait pas voulu lui faire de mal. Une incartade, un enfantillage. Mais un enfantillage qui pouvait lui coûter cher.

Quand les instructions du Grand Khan lui étaient arrivées hier soir, il était encore temps. Rester tranquille tant que le tsar ne serait pas rentré chez lui. Tenter de l’assassiner, ce n’était pas rester tranquille ! Elle le savait.

Alors pourquoi ? Un caprice d’adolescente ? Tellement saoulée par sa religion de la lutte des classes quelle n’avait même pas réfléchi. Alors, quand elle s’était retrouvée en face du démon, elle avait lâché un rêve, un vœu digne d’une lampe à génie. Tuer le tsar. Mais elle ne se rendait pas compte !

Peut-être qu’au fond de la citadelle de la Horde d’Or, c’était le tribunal du Grand Khan qui attendait Papus. Si c’était cela, il était déjà mort.

Il tendit son verre, qui se remplit instantanément.

Que lui reprocherait le Grand Khan, tout à l’heure ? Il ne pouvait pas être courant pour le tsar et le complot. Seuls Lucrèce et lui savaient. Et Baphomet. Et Lénine peut-être. Mais le Khan, lui, ne pouvait pas savoir.

Alors quoi ? Deux ans plus tôt, le Khan lui avait installé le téléphone, à Neuilly. Un bel objet, un cube de bois vernis qui cachait dans ses tripes de cuivre toutes les promesses de l’avenir. La fierté de Lucrèce. Et, depuis ces deux ans, Papus n’avait jamais remis les pieds à Montreuil. Pas besoin, avec le téléphone. C’était tellement plus discret. Le commissariat n’en était même pas équipé. Alors, si aujourd’hui il l’avait convoqué, c’est bien que l’affaire était grave.

Et qu’est-ce qu’il lui prenait de vouloir protéger le tsar ? Desnoyelles, sans doute. Mais ce n’était pas la première fois qu’un chef d’État venait visiter Paris. Cela devait être différent cette fois. Des menaces, peut-être ? Lénine ?

Le champ de bataille se dessinait. D’un côté, il y avait la présidente Desnoyelles, le tsar Nicolas, le Grand Khan et toute la Horde d’Or au garde-à-vous. Et en face, il y avait Lénine, le révolutionnaire, l’anarchiste, le traître à sa patrie, et Baphomet à ses côtés, l’assassin ; et puis Lucrèce et… lui, Papus, l’imbécile.

Mon Dieu, Lucrèce. Qu’as-tu fait ? Ce n’était pas un enfantillage. Un enfantillage ne déclenche pas une guerre. C’était une faute, une terrible faute. Lénine l’avait manipulée pour détourner à ses fins les pouvoirs de Papus et de son Ordre martiniste.

Il reprit une rasade. La langue recroquevillée au fond de la gorge, il versa et versa encore jusqu’à vider tout le vin dans sa bouche. Puis il avala le plus lentement qu’il put en souriant au cafetier qui remplissait le verre. Il y avait du tokay dans le breuvage mais il râpait comme du riesling. Sans doute un mélange de fins de bouteilles pour les voyageurs comme lui qu’on ne reverrait pas de sitôt.

Doucement, le jus emmena sa conscience vers le fond, vers l’estomac qui lui brûlait. Alors, il se mit à réfléchir avec les tripes.

Il revit, dans les yeux perdus de Lénine à la porte de son salon, la même incompréhension que la sienne. Il se rappela l’invitation impromptue de milieu de soirée. La joie de Lucrèce, l’excitation des grands jours. Et lui qui avait cru à une romance ! Elle savait qu’il avait été contacté par Baphomet dans son sommeil, elle avait bien vu que David astiquait les bobines de cuivre de la machine de Galvani depuis le matin, elle l’avait même aidé à remonter la caisse de la cave. Alors elle avait convoqué Lénine pour l’informer de sa décision de tuer le tsar. Elle avait tout prémédité. C’était bien une trahison !

Il vacilla quelques secondes puis se traîna jusqu’à une table pour s’effondrer sur la banquette. Le cafetier apporta son verre et le remplit encore.

« Le dernier est un cadeau de la maison. »

Il tapota mécaniquement l’épaule de Papus. Ça faisait partie de son métier. Il en avait déjà vu, des rigolards en canotier qui tombaient en ruine sans prévenir. Les cocus, les plumés, les éconduits, les oubliés. Les traîtres, aussi.

Papus trempa les lèvres dans le tokay-riesling mais le reposa sans boire.

Le temps d’un automne, ils avaient fait le voyage pour la Russie, avec Lucrèce. Elle avait à peine dix ans. Le tsar l’avait appelé car il souhaitait consulter son père Alexandre, depuis l’Au-delà. Alexandre III, l’ami de la France, celui du pont. Papus n’avait pas été à la hauteur. Il avait multiplié les incantations et les séances conjuratoires, les études théurgiques et symboliques sans autre succès que d’attirer à la cour une pleine palanquée de sales requins et de sombres pieuvres. Et parmi eux l’insaisissable Raspoutine, l’âme damnée de l’impératrice, qui l’avait dépouillé de sa science, dépecé de ses secrets avant de le faire jeter sans honneurs par la petite porte d’un poste frontière de Podolie.

Nicolas II était un honnête homme. Affable, cultivé, un hôte exemplaire qui leur avait ouvert les portes de sa résidence de Tsarskoïe Selo. Les dames d’honneur offraient à Lucrèce une nouvelle robe chaque jour, des parures de princesse. À tel point que, depuis, elle n’avait plus porté que des pantalons. L’empereur avait emmené la petite en troïka comme deux compères, il lui avait enseigné les échecs.

Nicolas était son ami. Elle ne pouvait pas, comme Lénine, trouver le courage de trahir en réduisant sa victime au rang d’un concept, de l’abstraction d’un tyran. Non, elle avait ordonné à Baphomet qu’il assassine son ami.

Qui était-elle ? Depuis toujours, Papus craignait qu’elle cache le mal en elle. N’était-elle pas la fille d’un démon ? Souvent, il s’était moqué des partisans de la prédestination, du karma, des boules de cristal, du tout-est-écrit des philosophes du renoncement. Mais, le vin aidant, la force de résister lui manquait. Lucrèce était mauvaise, elle était née comme cela, une bête venimeuse qui mord de temps en temps pour se vider la glande, pour renforcer son poison plus mortel chaque fois.

Ma petite fille, pensa-t-il. Il larmoya sans pleurer, à la manière d’un gros homme ivre. Et comme son verre était resté plein, le cafetier n’intervint pas.

Allez, il ne faut pas faire attendre le Grand Khan ! Papus se releva en prenant appui sur la table. Il vida sur le bar tout l’argent qui lui restait. S’il s’en sortait vivant, il pourrait bien rentrer à pied.

« Donnez le surplus à la blanchisseuse. Mais dites-lui que c’est pour le bébé, pas pour la bouteille. Et puis, gardez mon verre. Il est encore plein. Je le finirai en repassant. »

C’était une superstition qu’il s’était inventée. Toujours laisser derrière soi quelque chose d’inachevé. Le destin n’oserait pas le prendre avant qu’il ait fini son verre !

Il sortit en s’accrochant au cadre de la porte mais personne n’osa rire de sa mine funèbre.

 

En guise de château, le Grand Khan s’était offert un immeuble montreuillois dont il avait investi tous les appartements. La bâtisse tournait en U autour d’une large cour intérieure où s’alignaient les voitures de prix du seigneur. L’ensemble rappelait un fortin où s’activaient les Mongols de la Horde, une caserne en alerte permanente camouflée derrière la banalité d’une façade urbaine. Il régnait entre ce fort et Montreuil les rapports d’une galle à son chêne. Le Khan respectait la ville, cet hôte qui l’abritait en son sein. Et la ville l’avait enkysté comme une tumeur qu’elle se gardait bien de gratter de peur qu’elle ne tourne au malin. Un suicide tombé à point, un stupide accident ménager chez un conseiller municipal rappelaient à l’occasion qu’un hôte n’a pas tous les droits sur son invité.

Papus arriva en retard. La traversée de la ville, depuis la porte de Bagnolet, avait été plus longue que prévu. Il avait compté sans l’ébriété. Cependant, il se disait que s’il devait mourir aujourd’hui autant accueillir avec gratitude le réconfort de la griserie. Mais avant cela, il devrait plaider sa cause devant le Grand Khan et son esprit embrouillé n’arrangerait pas les choses.

Une Annamite en robe de soie le guida à travers la longue salle du tribunal. Une armée de tâcherons y restaurait le lourd décor dans lequel aimait évoluer le Khan. Pas de lieutenants en tenue d’apparat, pas de figurants à la mode mongole alignés sur une estrade, juste l’Annamite qui filait à petits pas vers le bout de la pièce. Son procès n’était pas pour aujourd’hui. Papus respira plus librement.

Leur destination était un cabinet reculé que Papus ne connaissait pas. À l’approche de la petite porte ordinaire, il ressentit dans sa chair le charme, l’autorité et la crainte qui confirmaient que le Khan se trouvait ici.

La pièce était étonnamment exiguë pour cet homme qui se plaisait tant dans l’espace. Le mur, derrière le seigneur, était occupé par une large baie de verre imprimé qui laissait passer le jour en déformant ses traits. Il semblait que le soleil se levât ailleurs, ou alors derrière les nuages, car les couleurs des tentures peinaient à éclater. L’Orient de bazar du Grand Khan pataugeait dans les gris colorés et s’échouait dans une impression de tristesse et d’époque révolue.

« Prends place, Gérard. Je suis content de te revoir. »

Le seigneur avait assis sa silhouette de morse sur un petit coussin sphérique à même le sol. Il portait un caftan perse boutonné sur le devant, parcouru de motifs hypnotiques que l’on ne voyait ni vraiment courbes ni vraiment anguleux. Les plis de sa tunique tombaient parfaitement symétriques parce que le Khan aimait la symétrie.

« Assieds-toi. Je t’en prie. »

Papus lança un regard circulaire à la pièce comme un chien tourne sur lui-même avant de se coucher sur l’herbe. Le Khan avait accroché aux murs son bric-à-brac habituel. À droite, deux poignards archaïques aux lames de bronze croisés par-dessus une pendule de faïence de mauvais goût. À gauche, une bibliothèque dont les étagères supportaient plus de bibelots de ferraille que de livres anciens. Une corbeille métallique, une bonbonnière émaillée, une lampe miniature, une théière japonaise. Le seigneur aimait les objets.

Papus s’agenouilla sur le sol car aucun siège n’avait été prévu pour lui.

« Bonjour Bélial.

— Eh bien ! Ça faisait longtemps que tu ne m’avais plus appelé comme cela ! »

Son visage de Mongol exprimait une vraie surprise. Puis, rapidement, il effaça le sourire de ses lèvres. Papus lui avait volé l’initiative sans le vouloir. Il l’avait appelé de son nom véritable parce que c’était le premier qui lui était venu. Sans doute l’alcool qui tombe les inhibitions. Il était plus prudent de lui laisser le choix du sujet suivant. Papus se tut en attendant.

« Nous sommes de vieux amis, n’est-ce pas ?

— Oui, seigneur.

— Continue à m’appeler Bélial. Ça me rappelle le bon vieux temps. Et il n’y a personne pour t’entendre, ici.

— D’accord.

— Cela fait combien de temps ?

— Presque vingt ans. Je pense que tu le sais.

— Oui, s’amusa-t-il. Je disais ça comme ça. Pour le plaisir de parler à un ami. T’ai-je jamais remercié de ce que tu as fait pour moi ?

— Tu m’as remercié en m’offrant ma maison et mon université, en payant mes repas et en me confiant ta fille.

— Lucrèce… »

Papus sentit la vague de chaleur. Ce gros homme était son maître. Il avait raison, il lui devait tout. À ce moment précis, Papus n’avait d’autre envie que de le servir à jamais. Pas par crainte ni par devoir mais par amour. Le Khan était de ces hommes pour lesquels on combat et on meurt. Papus lui avait déjà offert sa vie il y a vingt ans et n’avait jamais œuvré que pour son seigneur.

Mais à la faveur d’un gaz, un morceau de conscience se détacha du tokay-riesling pour remonter du fond de ses tripes à la lumière, juste sous son crâne. Bélial est le prince des incubes, se dit alors Papus, l’incarnation de la séduction. Je ne l’aime que parce qu’il capte mon âme comme le pôle l’aiguille de la boussole. Regarde-le pour ce qu’il est, un aimant bouffi recouvert de la limaille de ses esclaves hypnotisés. Ne succombe pas à la tentation, reste toi-même !

« Lucrèce va bien, seigneur. Elle me charge de te transmettre son affection.

— Comment vit-elle ?

— Très bien. Elle ne manque de rien.

— Je veux dire… Est-elle heureuse ? Perçoit-elle ce monde comme le sien ?

— Héraclès était-il malheureux de vivre ici-bas ? Les demi-dieux ne sont jamais admis au panthéon. Pas avant le trépas.

— Tu n’y vas pas de main morte ! Qui te parle de dieux ? Essaierais-tu de flatter Bélial ?

— Non, seigneur. Lucrèce est très heureuse. Trop, parfois. Elle est jeune et n’a jamais manqué, sans jamais d’effort. Ajoute à cela ce charme qu’elle apprend à manipuler, ce don héréditaire… Je crains en permanence qu’elle ne l’utilise à quelque mauvaise entreprise.

— D’après mes informateurs, elle a déjà pris de l’avance ! Trafic d’armes, faux papiers, contrebande, tu n’auras bientôt plus besoin de mon argent !

— Ne pense pas cela. Je n’ai jamais compris où partait son trésor de guerre.

— Ne fais pas l’imbécile ! Elle travaille à l’œil, l’incongrue ! C’est sa moitié humaine sans doute. Toujours à fricoter avec ses révolutionnaires, n’est-ce pas ?

— Pas la peine de te le cacher.

— En effet. Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir à s’intéresser à la politique russe ? Tu n’aurais jamais dû l’emmener là-bas avec toi.

— Ce n’est pas un problème de Russie. Leur révolution est internationale. Lucrèce est très affectée par le sort des petites gens.

— Conneries ! »

Il se leva sans avertir. Sans poser les mains au sol, sans troubler la symétrie de sa robe, comme une marionnette tirée d’en haut par ses fils invisibles. Quelle puissance et quelle maîtrise irréelle du moindre de ses mouvements ! Papus ne se lassait pas d’admirer la perfection de sa créature de l’Au-delà.

Le Khan attrapa une miniature sur l’étagère, qu’il tendit à la lumière de la baie vitrée. Un moulage de bronze qui évoquait la biche se désaltérant. Une bricole pesante et aux angles saillants, pensa Papus. Il ne bougea pas. Il n’y avait rien à faire de toute façon.

« Lucrèce est une princesse, tonna le Khan. Elle est la fille du seigneur de la Horde d’Or, du prince du Tartare et des démons du cinquième cercle ! »

La rage blanchissait ses doigts refermés sur la biche assoiffée. Ce n’était pas à Papus qu’il parlait mais aux deux couteaux croisés sur le mur et à la postérité, loin derrière. Les colères inattendues du Khan étaient célèbres. Il tuait toujours sur un coup de sang. Du moins, c’est ce que croyaient ses moutons. Papus savait bien qu’il ne laissait rien au hasard ni à l’impulsion.

« Lucrèce n’a plus rien à faire chez toi, Gérard. Elle doit me rejoindre ici, dans son château. Ta mission se termine aujourd’hui. Je t’en libère. »

C’était bien la dernière surprise à laquelle Papus s’attendait. C’était donc pour cela que le Khan voulait le voir ? Récupérer sa fille. Il le finirait, son verre de tokay-riesling ! Et il rentrerait à pied jusqu’à Neuilly !

Puis il pensa à Lucrèce, petite fille. Aux cerceaux, aux poupées, aux balades dans le bois, aux petits cheveux noirs taillés en carré, aux grand-mères de la rue qui la trouvaient si belle.

« Je pourrai la revoir ? De temps en temps ?

— Bien sûr. Tu es ici comme chez toi. Je lui ferai installer un appartement qui occupera l’ensemble du dernier étage. Je donnerai les ordres en sortant de cette pièce. Elle sera heureuse. Je lui montrerai comme le monde est beau. Elle doit savoir. Je n’y avais pas encore pensé mais je ne l’ai jamais entendue parler du ciel ou des étoiles, de la beauté du verre et de la douceur de l’eau.

— Non. Elle ne s’intéresse pas à ces choses. Penses-tu depuis longtemps la ramener à tes côtés ?

— À l’instant. »

Papus arrêta de respirer. De bouger. De cligner.

« À l’instant ?

— Oui, là, en te parlant. Je me suis dit que cette petite peste choisissait bien mal ses amis et qu’elle serait mieux à mes côtés.

— Mais, dans ce cas, pourquoi m’as-tu fait demander ? »

Papus s’était juré de ne pas poser cette question. Il fallait laisser au gros Khan le temps de dire ce qu’il avait à dire. Saisir les diversions, fuir le focus. La surprise, le vin, un instant d’inattention l’avait amené à la faute. Poser le pied entre les mâchoires du piège pour voir s’il est armé.

« Je suis passé à Neuilly hier soir. Et tu n’y étais pas.

— Une réunion. Des amis martinistes.

— Premier mensonge, Gérard. »

Il n’avait d’yeux que pour la biche entre ses doigts potelés. Papus aussi d’ailleurs. Le museau pointu, le socle massif.

« Mes hommes t’ont bien transmis mes instructions à propos de la visite du tsar ?

— Oui. Veiller à ce que Lucrèce interrompe ses activités pour un temps.

— Il s’agit bien de Lucrèce, oui. On m’a rapporté que Lénine lui avait rendu visite hier. C’était la première fois, non ?

— Une simple visite de courtoisie. Il a juste eu le temps d’avaler une tisane.

— Et après, vous êtes partis. C’est ça ?

— Oui, mais cela n’a rien à voir.

— Deuxième mensonge, Gérard. »

À la brusque fraîcheur au sommet de son front, Papus devina les perles de sueur. Il feignit de l’ignorer jusqu’à ce que l’une d’elles se décrochât et vînt rouler le long de sa tempe. Il s’épongea de sa main nue, qu’il essuya sur sa jambe de pantalon.

« Tu es parti, au beau milieu de la nuit, avec David et Raymond.

— Oui.

— Nous savons tous les deux ce que cela veut dire.

— Pas du tout…

— Non, Gérard. Attends encore pour mentir. Tu n’as le droit qu’à trois mensonges. Il serait dommage de griller dès maintenant ta dernière cigarette.

— Pardonne-moi, seigneur. Je t’ai désobéi.

— Alors c’est vrai, explosa-t-il. Je t’avais pourtant interdit ! Je devais être le dernier ! »

Avec sa colère montait l’intensité des vagues de peur, de puissance mais aussi d’amour qu’il rayonnait. Dans le corps de Papus, encore voilé par les esprits de l’alcool, se mêlaient les humeurs dans un foutoir hormonal. Ses jambes voulaient fuir mais son dos voulait se plier devant son maître et baiser ses pieds dans l’attente d’un juste châtiment.

Il avait trahi son serment, le pacte qui l’unissait à ce démon, la confiance de son ami. Il n’aspirait qu’à sauver sa propre vie et la sacrifier tout à la fois.

« À quelle époque sommes-nous ?

— Que veux-tu dire, seigneur ?

— À ton avis ? Je parle des Enfers, de la synchronie. Sommes-nous dans le néant ces jours-ci ?

— Non. Nous terminons la consécution du Tartare.

— Le Tartare ? En ce moment ? Ici ? »

Aucun trouble sur le visage du Khan. Pourtant, il était troublé. Il ne pouvait pas en être autrement. Sa capacité à saisir l’information pour en sortir le raisonnement juste en quelques fractions de seconde en avait confondu plus d’un.

« Alors, hier soir, tu as invoqué un démon du Tartare. Je ne me trompe pas ?

— Non, Bélial. C’est ce que j’ai fait. Ils m’ont contacté dans mon sommeil. Comme toi, en ton temps.

— Je les ai abandonnés, Gérard. J’étais leur roi qui avait accepté la mission éternelle de régner sur le Tartare et sur ses âmes. J’ai failli. J’ai succombé à la tentation de ce monde de Matière. Dieu, ils ne peuvent pas savoir comme ton monde est beau ! »

Un coup de feu retentit dans le dos de Papus. Loin. Derrière une cohorte de murs, de pièces et de couloirs. Il ne se retourna pas, mais guetta aussitôt l’effet du claquement sur le visage du Khan.

Dans un mouvement à la chorégraphie parfaite, sans gâcher le moindre instant ni la moindre portion d’espace, la main du seigneur plongea derrière le panneau de la bibliothèque et en tira un cornet de cuivre relié au mur par un cordon caoutchouteux.

« Faites chauffer ma voiture, cria-t-il dans le cornet. La plus rapide ! »

Puis il lâcha l’objet et continua sans pause.

« Baphomet, c’est cela ?

— Oui », répondit Papus sur le même ton empressé.

Les bruits de lutte approchaient à la manière d’un vapeur qui entre en gare en une succession rythmée de cris, de coups et de détonations, une partition bien huilée d’une fanfare au pas de course qui montait droit vers eux.

« Il vient me chercher, cria le Khan. Il va me tuer pour me ramener là-bas. Tu peux m’aider ! Utilise la Voix pour l’arrêter. Ordonne-le-lui !

— Mais…

— C’est bien toi qui le commandes, n’est-ce pas ? »

Le visage de Lucrèce devant les yeux de Papus, la biche de bronze dans le poing de Bélial et le bruit juste là, dans son dos.

« Oui, c’est moi.

— Troisième… »

Le Khan n’eut pas le temps de finir et la porte explosa derrière Papus.

 

STOP.

Baphomet coupa le fil du temps afin d’analyser le contenu de la pièce. Toutes les portes de l’immeuble étaient de cette même facture. Il avait réglé la force de son coup sur les premières et affiné la technique de porte en porte. Mais cette fois, il avait frappé juste un peu fort et le battant était parti trop vite. Il l’avait senti plus léger que les autres. Juste un peu.

Il n’avait pas eu le temps de s’y faire, depuis la nuit. À peine quelques heures pour apprendre qu’un objet bouge quand on le pousse et qu’une vitre casse quand on la frappe. Peut-être aurait-il dû prendre le temps de s’entraîner, de découvrir un peu mieux ce monde étrange où la Matière est docile. Mais il avait promis de ramener Bélial au plus vite. Avant le Mur, avant que l’armée des Blancs ne gagne la guerre. Adramelech l’attendait et il ne tiendrait plus longtemps.

Donc, cette porte-ci s’était ouverte trop rapidement, et Baphomet, surpris, avait tourné la tête pour en suivre le mouvement. Stupide réflexe !

Le battant touchait à peine le mur. Il pouvait voir droit devant lui le bois s’écraser contre le papier peint. Mais l’onde sonore n’avait pas encore atteint ses oreilles.

Pourquoi diable avait-il tourné la tête ? Il n’avait d’yeux que pour cette stupide porte. Une vue imprenable sur la serrure arrachée et la gerbe des échardes suspendues dans les airs. Le reste de la pièce était à droite, sur le bord de son champ visuel. Il voyait assez nettement un homme sur le côté. Barbu, corpulent, figé dans une posture étrange. Peut-être en train de se relever. Il verrait mieux après avoir tourné la tête.

Plus loin, un autre homme. Plus grand, plus fort. À contre-jour devant la fenêtre. Bélial, peut-être. Il ne pouvait pas en être sûr. Pas avant d’avoir tourné la tête.

Le temps que l’influx nerveux atteigne les muscles du cou occupés à pivoter vers la porte. Puis leur contraction dans l’autre sens. Quelques degrés d’angle suffiraient pour décaler son champ de vision vers le reste de la pièce. Une demi-seconde sans doute. Il suffisait d’essayer.

Alors, il laissa filer une demi-seconde.

 

STOP.

Déjà, les membranes de ses tympans ne vibraient plus du son de la porte qui rebondit sur le mur.

Et Bélial était enfin là, juste devant lui. Il l’avait retrouvé. Les yeux dans les yeux, suspendus entre deux grains de sablier. Lui aussi avait interrompu le fil du temps, il le devinait dans son regard. Ainsi, les deux démons à l’infini scrutaient en miroir le fond de leurs âmes. Que pensait Bélial en cet exact moment ? Ses pupilles parfaitement orientées vers lui, il sondait à coup sûr ses propres intentions, examinait sa position, anticipait ses mouvements.

Et pourquoi ne pas laisser filer le temps ad libitum et convaincre Bélial par des mots, comme les hommes savent le faire ? L’inutile spéculation. Depuis vingt ans qu’il vivait dans ce monde, Bélial avait ravalé sa charge de roi, enterré hors de son esprit ses sujets qui, là-bas, combattaient encore. Ce n’est qu’en le tuant qu’il pourrait le ramener. C’était la décision du conseil, c’était leur dernière chance. C’était sa mission.

Il décortiqua la position de Bélial dans ses plus petits détails. Sa posture présentait un léger déséquilibre sur la gauche. L’amorce d’un mouvement. Peut-être. Une main était vide, l’autre refermée sur un objet. Du métal. Cela signalait une forte densité, un objet d’un kilogramme ou deux d’après les dimensions. Il avait appris cela dans la voiture de la jeune fille, Lucrèce, mais il regrettait de ne pas avoir pu expérimenter davantage ; d’autres matières, d’autres mouvements.

Trois mètres environ le séparaient de son roi. Il pourrait les franchir d’un bond. Il avait déjà l’impulsion. Pas exactement la bonne direction mais il corrigerait d’un appui sur sa jambe droite.

Comment le tuerait-il ? La pièce abondait d’objets pesants, et d’autres aux faces agressives. Des armes, même, sur le mur de droite. Mais pour s’en saisir, il devrait détourner sa trajectoire. De peu, mais suffisamment pour perdre un temps précieux. Le plus important était d’atteindre Bélial, le déséquilibrer et l’empêcher d’agir.

Il se concentra sur l’objet métallique dans la main de son seigneur. Il le tuerait avec cela. Il suivrait avec précision, pendant la prochaine seconde, le cheminement de cette main gauche, puis il aviserait. Il trouverait un moyen d’utiliser l’objet pour tuer Bélial.

Il laissa filer le temps.

 

STOP.

Le pied gauche de Bélial venait de toucher le sol. L’onde de choc sur le tissu de sa tunique s’était figée à hauteur de ses cuisses. Cela indiquait une prise d’appui franche et puissante. Mais dans quelle direction ? Il croyait percevoir un élan vers l’arrière mais il attendrait confirmation, un peu plus tard. Un tout petit peu plus tard.

Sa main gauche, la main à l’objet, s’était raidie à l’arrière de sa nuque. Cette pièce de métal, c’était l’arme du crime. Baphomet la garderait à l’œil mais pour l’instant sa position était satisfaisante.

Puis il changea de point de vue. Sans un mouvement, dans le temps suspendu, il s’efforça de ne plus se laisser absorber par les détails. Il chercha à saisir un dessein d’ensemble, la dynamique d’une trajectoire qu’il anticiperait avec précision.

Son propre corps avait corrigé sa course et pointait parfaitement vers Bélial.

Toutefois, la présence de l’autre homme, en bas de son champ visuel, l’inquiétait un peu. Il suffirait d’un tiers de seconde pour que Baphomet rattrape l’écart qui les séparait. Il se sentirait mieux après l’avoir dépassé.

Il laissa filer le temps.

 

STOP.

Le mouvement de Bélial ne l’inquiétait plus. Il basculait effectivement vers l’arrière et rencontrerait rapidement la paroi vitrée qu’il avait dans le dos. Sa main gauche amorçait comme prévu le lancer de l’objet métallique. Difficile encore de prévoir où. Il était possible que ce fut droit vers lui. Croyait-il pouvoir le blesser si facilement ? À trop s’occuper des hommes, il en avait oublié l’art des démons. Ce n’était pas impossible.

Du côté du barbu, la situation s’était dégradée. Avec une célérité étonnante pour un homme de cette corpulence, il avait tendu les bras vers lui, à moitié relevé sur ses jambes pliées. Cela ne ressemblait pas à un geste de défense, encore moins à une agression. Un réflexe maladroit.

Baphomet étudia les trajectoires. La sienne. Celle de l’homme barbu. Puis il calcula qu’en lançant son bras droit vers sa tempe, il pourrait dans une même impulsion l’écarter de son chemin et accélérer sa propre course vers Bélial.

Il relâcha l’influx nerveux en direction de son bras et laissa filer le temps.

 

STOP.

Tout va bien, pensa-t-il. Tellement bien qu’il avait laissé filer un peu plus loin.

Le haut de son corps venait de passer le visage du bonhomme barbu. Sa main droite s’enfonçait, paume ouverte, contre sa tempe. Au moment de bloquer la pression, il avait senti un enfoncement plus brutal. Un os qui cède, sans doute. Difficile de doser sa force. Jamais il n’avait expérimenté la résistance d’un os. Désormais, il saurait.

Sa jambe droite, lancée vers l’avant, préparait l’appui suivant. Ce serait le dernier avant Bélial.

Bélial avait encore reculé. Son corps déformait la surface de verre. Il le voyait aux reflets différents. Sa main gauche se détendait vers l’avant. Il lancerait l’objet dans moins d’une seconde, vers son visage apparemment.

Baphomet l’attraperait au passage, de la main droite. Il engagea l’influx dans son bras.

Bélial gardait les yeux toujours parfaitement orientés vers lui. Et Baphomet devinait qu’en ce moment même, dans son propre temps suspendu, son seigneur analysait chaque variation de son équilibre, chaque impulsion de ses muscles. Tout cela n’était qu’un jeu de l’intellect, une partie d’échecs sans horloge.

Il ne put refréner un frisson. Dans la seconde qui suivrait, la peau de son dos serait parcourue d’un train d’ondes glacées. Ce n’était pas important.

Il laissa filer le temps.

 

STOP.

Des fissures se formaient dans la vitre sous le poids de Bélial. Les lignes d’argent rayonnaient dans son dos vers les bords de la grande baie telle une aura d’éclairs issue de la colère d’un Jupiter. Oui ! Bélial était bien ce roi auréolé de puissance qui libérerait le Tartare. Sans le vouloir, Baphomet relança un nouveau frisson à la surface de sa peau.

Au moins, le calcul de Bélial devenait clair. Il traverserait la paroi de verre pour basculer en contrebas dans la cour de l’immeuble où l’attendaient les voitures. Il préférait la fuite au combat. Baphomet l’atteindrait avant sa chute et il le tuerait. Son poids basculait vers son nouveau pied d’appui qu’il tenait prêt pour l’impulsion du bond final.

L’objet métallique de Bélial s’était figé dans les airs. La main de Baphomet s’était tendue pour le saisir devant son visage. Il ne percevait aucun danger de ce côté. C’était une biche. La reproduction d’une biche prête à boire, saisie dans le bronze comme leur lutte immobilisée dans l’instant. Il saisirait l’objet et frapperait Bélial avant qu’il bascule par la fenêtre brisée.

En revanche, la position de l’autre homme, le barbu, l’inquiétait. Il sentait les prémices d’un contact sur le devant de sa jambe. La droite. Celle qui, dans un instant, porterait tout le poids de son corps.

Mais il avait orienté son visage de façon à contrôler au mieux le vol de la biche. Son pied et le barbu étaient hors champ maintenant.

Longtemps, il mémorisa la position de la statuette de bronze. Puis il envoya aux muscles de son cou l’impulsion qui les ferait pivoter vers le bas. Il fixerait le projectile du bord de son arc visuel pendant qu’à l’autre extrémité il apercevrait son pied. Cela suffirait pour la biche. Pour le pied, il faudrait qu’il identifie ce contact sur sa jambe. Ensuite, il aviserait.

Il laissa filer le temps.

 

STOP.

Les premiers craquements de la baie parvenaient à ses oreilles. Un chapelet de chocs graves, sans doute en raison de la grande taille de la vitre.

Sur cette zone périphérique de la rétine, l’image était floue mais elle suffisait à distinguer les premiers éclats de verre, brillant à la lumière du matin. Il faudrait encore moins d’une seconde au corps de Bélial pour passer complètement le cadre de la fenêtre.

Mais la partie était terminée.

Baphomet s’était laissé piéger.

Bélial avait gagné.

Était-il possible que Bélial, son seigneur, ait lancé cette statuette de bronze dans l’unique but d’attirer son regard ? Se pouvait-il qu’il ait anticipé avec une telle perfection la trajectoire de cet homme barbu, sans doute même déjà mort ? Toujours est-il qu’alors qu’il fixait toute son attention sur cette biche qu’il croyait essentielle, le corps amorphe du barbu avait fauché son pied droit, juste au moment où il y basculait tout son poids.

Il tomberait maintenant. C’était inévitable. Et Bélial s’enfuirait.

Longtemps, Baphomet se rejoua la situation, relut les trajectoires, chercha d’autres solutions. Une éternité. Puis il se résigna. Il avait laissé passer sa chance. Il devrait courir désormais après une nouvelle occasion.

Il retrouverait Bélial et il le tuerait.

Mais avant cela, il assassinerait un tsar, demain, dans les couloirs du métropolitain. Drôle d’idée, mais c’était un devoir. Il l’avait là, fichée en travers du ventre, l’envie irrépressible, le besoin absolu de tuer cet homme. C’était un ordre qu’on ne discute pas. Un ordre de son maître sur terre, la jeune fille aux cheveux noirs.

Il laissa filer le temps.

 

Incapable de relever la tête, Papus gargouillait, le nez enfoncé dans un coussin gonflé de sang ; du sang qui coulait de sa tempe enfoncée. Déjà il ne souffrait plus. Il ne voyait plus que Lucrèce, la petite fille aux cheveux coupés en carré que les vieilles dames trouvaient si belle.

Puis il sentit sur sa langue le goût acide du tokay-riesling qui l’attendait encore, là-bas, à la porte de Bagnolet.

 

Et ce fut là sa dernière pensée.

Les Démons de Paris
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